Temps compté

Avec Emprunte, on s’est allongé·es juste en dessous des arbres. On a retrouvé l’angle exact de la photo. Les branches des bouleaux se mélangent à celles du chêne en formant une sorte d’arc de cercle un peu foutraque. Le soleil se fait presque doux entres elles. C’est là que l’on s’est rencontré·es un an plus tôt ; un des derniers spots en France encore libre d’aéroroute. Seul·es quelques initié·es de la région connaissent, et préservent, l’endroit.

 

L’été dernier, c’était pourtant la première fois qu’Emprunte posait une patte dans le coin. Elle m’avait avoué, des semaines plus tard, être venue ici en reportage. Elle cherchait à documenter l’émergence d’une nouvelle peste, apparement apparue après la canicule de 2067, celle où des animaux, désorientés, s’étaient mis à crever à même le béton, dans les villes du Sud où les thermomètres affichaient facile cinquante-cinq degrés. Personnellement, je n’en avais rien à faire de son sujet. Crever, ça nous guette toustes incessamment sous peu. Tant que je pourrai écouter les cigales, la cascade, les pieds dans l’eau du Lez et la tête à l’ombre d’un chêne ancien, je pourrai encaisser les cinq ou dix années qu’il me reste.

 

Il y a un an, donc, Emprunte était arrivée undercover, avec un petit groupe d’explologistes qu’on croisait régulièrement entre avril et septembre. Iels s’étaient assis·es avec nous, Emprunte à côté de moi ; elle m’avait fait goûter le jus de citron qu’elle transportait dans sa gourde ; elle avait rattrapé avec la pulpe du doigt la goutte qui me roulait de la commissure des lèvres ; en me regardant dans les yeux, elle avait léché son doigt. Je ne m’en étais pas troublé·e. Dès la première minute où elle avait rejoint le groupe, chaque microévénement s’était déroulé comme allant de soi.

 

J’étais tout de même soucieux·se de l’impressionner. Sur un mot d’invitation, je l’avais entrainée à part, vers l’une des extrémités de la cascade. Là, l’eau coulait plus dense. Une partie de la falaise avait fini par s’effondrer. Elle n’avait pas de chaussures, alors je l’avais prise sur mon dos pour la porter entre les arrêtes coupantes qu’on distinguait sous la surface. Nous avions franchit la cascade les yeux fermés pendant que l’eau nous mitraillait la tête et le dos. Derrière, il faisait sombre. Pas assez pour masquer la particularité de la paroi en face de nous. J’avais fait un geste de la main pour l’encourager à se rapprocher. Je l’avais observée, curieux·se de sa réaction, pendant qu’elle découvrait les dizaines de coquillages fossilisés dans la roche. Les quelques rayons de lumière qui parvenaient à les atteindre en faisaient ressortir les couleurs pâlissantes, mais encore visibles. Si certains étaient désormais d’un blanc unis, d’autres offraient encore au regard des nuances d’ocre, de jaune, parfois de vert très clair. J’avais réussi mon effet : les yeux d’Emprunte brillaient et sa bouche s’était affaissée. J’y avais déposé un léger premier baiser et elle m’avait rendu un sourire.

En sortant, nous nous étions allongées sur la rive pour sécher. C’est là qu’elle avait sorti une vieille Watch style années 30. Elle avait pris une photo du ciel et des branches au dessus de nous. On avait ensuite décidé de la jouer vraiment à l’ancienne, par romantisme. Dans les jours qui avaient suivi, on avait affronté la chaleur pour aller en ville. On en était rentré·es à chaque fois ruisselantes, mais on avait fini par ramener une, puis deux authentiques clés USB. Et chacun·e y avait conservé son exemplaire de la photo de la rencontre.

 

Aujourd’hui, ça y est, il est 13h10. Le soleil s’est repositionné tout pile comme l’année dernière. Je tourne la tête. Les feuilles se dessinent en ombres chinoises sur son ventre nu. Cette fois, les explologistes ne sont pas là. On ne les a pas vu·es depuis plusieurs mois. Certain·es seraient mort·es, d’autres emprisonné·es, quelques un·es auraient peut-être fuit en Écosse. Emprunte voudrait qu’on suive leur exemple, qu’on grappille quelques années de vie et de fraîcheur en plus. Elle a encore regardé la température dans les Highlands ce matin. Elle m’a affirmé qu’on y dépassait pas les vingt-sept degrés et qu’il y avait plu il y a moins de deux semaines. Peut-être que je la suivrai. Ici ou ailleurs…

 

Mes potes, elleux, sont toujours là, avec pour consigne de nous foutre une paix royale tout l’après-midi. Emprunte a fini par emménager avec nous en février. On s’est trouvé une caravane, juste pour nous deux, qu’on a garée au fond du terrain. Les autres l’adorent. Iels disent qu’elle nous porte chance : on a vu les flics que trois fois depuis qu’elle est là et iels n’ont rien cassé, à aucune de leur visite.

 

Sur son ventre, les feuilles bougent au rythme de sa respiration et de la brise. Elle s’appuie sur un coude pour se tourner face à moi. On échange un regard. Ses lèvres attrapent les miennes en premier. Je glisse une main le long de son flanc, humide des projections de la cascades, remonte vers son sein. Elle roule au dessus de moi, passe ses bras sous mon dos, me redresse brutalement contre elle. J’attrape son cou, ses cheveux, presse ma joue contre la sienne, la mords un peu. S’embrasser ne suffit plus. On ne bouge pas, mais on se sert, aussi fort que l’on peut. C’est comme ça que je veux passer le temps qu’il reste.


"Temps compté", une nouvelle de Galadriel.

 

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