#1 : On s’épile depuis quand ?

Le geste et la pratique de l’épilation, en soi, n’ont rien de problématique : il s’agit “simplement” d’un soin du corps... qu’entourent de nombreuses pratiques culturelles. D’ailleurs, l’épilation n’a pas toujours été que du domaine des femmes : sous l'Egypte ancienne, les prêtres et les Pharaons s’épilaient le corps intégralement. Sous l’Empire Romain, l’épilation se fait l’apanage du domaine des femmes... Les poils pubiens et leur absence de représentation dans les arts s’en font d’ailleurs le témoin : la guerre au poil est déclarée. Dans les siècles qui suivent, les pratiques du vêtement en Occident (couvrant et long) n’engagent pas des pratiques épilatoires comme celles que l’on connaît aujourd’hui : en fait, c’est au début du XXème siècle, avec l’arrivée de la mode des manches courtes et progressivement, des jupes au genou (et plus tard, du bikini) que se démocratise la norme de l’épilation des aisselles, des jambes, et - un peu plus tard - du maillot.

 

Ce qu’il faut en retenir ? Ce qui, originellement, pouvait passer pour une pratique neutre de soin du corps devient vite la caution inévitable du marquage de la “différence des sexes”. La construction progressive d’un archétype de la féminité tend progressivement à faire de l’épilation une norme, et à rejeter celles qui ne s’épilent pas à la marge de la féminité admise : dans les années 70, les mouvements féministes - lesbiens, notamment - s’emparent du sujet du poil et exhibent leurs jambes poilues librement. À l’image de la mannequin et activiste Arvida Bystrom aujourd’hui, leurs poils dérangent : humiliation, menaces de mort (oui, vraiment), stigmatisation permanente et on vous en passe… les femmes qui ne s’épilent pas ne seraient visiblement, selon la société Occidentale… pas des femmes.

#2 : Une femme est une femme (?)

 

Bon, on ne va pas se raconter d’histoires : des poils, tout le monde en a. L’histoire fantasque qui voudrait nous faire croire que les femmes viennent au monde chaque matin avec les jambes lisses, les aisselles “impeccables” et le maillot épilé intégralement tient à peu près autant la route que celle qui raconte que les femmes iraient aux chiottes pour expulser des paillettes. Le corps des femmes, comme celui des hommes, est créatif (on va dire ça comme ça) : des rides, des formes, des bourrelets, des cernes, des odeurs, et… des poils. Ainsi, l’épilation, la haine du poil (oui, le mot est choisi), le culte d’un corps lisse (mince, blanc, délicatement bronzé...) de type bonne vieille pub Vénus, c’est une histoire de culture. D’imaginaires. De diktats.

 

Et c’est en ça que les poils des femmes dérangent : ils rappellent à la part de masculinité, et d’animalité de celles-ci. Et remettent en question les idéaux et constructions ficelées depuis un sacré bail selon lesquels la femme est pure, lisse, et surtout Autre (en gros, l’Autre suprême : celle qui, de par son existence, témoigne de la différence ET de la supériorité masculine).

 

Ce qu’il faut en retenir ? Dans ce génial article de Slate, Karin Lesnik-Oberstein rappelle que “(...) les poilues nous montrent que la distinction entre hommes et femmes n’est pas si nette que ça. Or cette distinction est historiquement fondamentale pour nos sociétés.” Ainsi, on se rend bien compte que la question de l’épilation cristallise des points clés de “la différence des sexes” : nos corps, d’hommes ou de femmes, lorsqu’ils ne sont pas épilés, tendent à montrer que la distinction entre ces deux “pôles” n’est pas si grande que ce que l’on voudrait nous faire croire. Et c’est ça, qui dérange.

#3 : Une histoire de male gaze

 

Le corps des femmes a été de tout temps représenté dans l’art : dire que la distinction habituelle entre muse (femme) et génie (homme) se porte garant d’une vision complètement male gazée du corps des femmes permet d’emblée d’avoir une vision d’ensemble du problème. Dans cet article de BuzzFeed qui aborde la question de l’épilation du maillot comme une pratique visant à remettre les femmes à leur place, l’historienne Anne Friederike Müller-Delouis explique : "Le corps nu féminin, thème si récurrent dans l’histoire de l’art occidental, est la plupart du temps représenté comme un objet de désir, qui s’offre au jugement du spectateur. “(…) Épilées, (les femmes) donnent au spectateur le sentiment de contrôler l’objet de son désir, un objet qui ne risque pas de déployer un pouvoir sexuel de sa propre initiative.”

 

D’ailleurs, le nu a traversé les époques sans jamais poser de problème, même dans des contextes extrêmement puritains : l’historienne Marie-France Auzépy, précise d’ailleurs à ce sujet dans son Histoire du poil que ce sont les poils présentés dans l’Origine du Monde de Courbet qui posèrent problème lors de sa publication. Un sexe glabre n’aurait pas - sans doute - suscité autant d’indignation.

 

Ce qu’il faut en retenir ? De la représentation de Courbet du sexe féminin à celles des pornos de Jacquie & Michel, il y a une bonne grosse marge : les poils ont disparu. Anecdotique ? Pas du tout. En fait, si l’épilation intégrale s’est démocratisée à l’heure du porno (jusqu’à en devenir - à nouveau - une norme esthétique), c’est parce que les poils pubiens étaient tombés sous le joug de la censure cinématographique. Une partouze ok, mais sans poils, SVP.

#4 : Un corps qui dérange ?

 

En 1970, la féministe Germaine Greer soulignait déjà que “ l’imagination populaire, assimilant le système pileux à la fourrure, y voit un indice d’animalité et d’agressivité sexuelle. Les hommes le cultivent (…). Les femmes le dissimulent (...). Si elles n’éprouvent pas spontanément une répulsion suffisante pour leurs poils, d’autres les inciteront à s’épiler. ”

 

Et on le voit bien : les seules pratiques “épilatoires” que l’univers du masculin se permette - dans la plupart des cas - sont celles du taillage de la barbe et de l’épilation du pubis. La mode de la barbe “hipsterisante” se fait caution de l’animalité des hommes : on cultive le poil en masse, à une vitesse proportionnelle à laquelle les femmes les éradiquent. Pourquoi ? Parce que chaque chose à sa place.

 

Ce qu’il faut en retenir ? Cette histoire d’attributs supposés - masculins et féminins - que le monde s’est raconté pendant plus de 3000 ans à la peau dure : elle habite encore aujourd’hui notre monde et rapports sociaux de manière palpable (pire que ça). Elle demande aux femmes d’être belles : d’être belles ou rien. Et surtout, d’être belles selon les idéaux et archétypes de beauté en vigueur. Se réapproprier son corps, dans ce contexte d’injonctions permanentes à la beauté normalisée est un défi, une souffrance, un travail de déconstruction énorme… qui passe justement par la réappropriation de ces pratiques.

#5 : Pour en finir avec le “Il faut souffrir pour être belle”

 

Cette phrase “il faut souffrir pour être belle” cristallise à peu près toute la question de l’injonction à la beauté et du poids de la norme qui pèsent sur les femmes et leurs corps aujourd’hui. Dans son génial ouvrage Beauté Fatale, Mona Chollet souligne que cette injonction retranche les femmes dans des problématiques d’image et d’apparence, et propose un parallèle entre la pratique de l’épilation et celle de la chirurgie esthétique : “une prothèse mammaire est là pour être photogénique, pas pour procurer du plaisir”, souligne-t-elle. Elle vient s’offrir au regard, au désir masculin qu’importe le prix (financier, psychologique…) qui soit à payer en coulisses.

Ce qu’il faut en retenir ? Que oui, bien sûr : vous pouvez tout à fait vous dire que franchement, vous ne trouvez pas déconnant de préférer votre corps épilé. Paraît qu’en plus on nage plus vite, et qu’on bronze plus vite, aussi. Mais si - comme nous - vous continuez à vous faire épiler, il faut que ce soit par choix : car si ce choix est le vôtre, vous comprendrez que d’autres femmes ne fassent pas le même et qu’elles ne méritent pas pour ça d’être humiliées ou insultées. Que d’autres hommes, qui eux s’épilent, aimeraient pouvoir vivre leurs corps comme bon leur semble, sans faire face à l’homophobie rampante ou à la bonne vieille et éloquente crainte de faire “efféminé”.

#6 : Mon corps, mes choix ?

 

Vous comprendrez donc qu’en vrai, ça n’est pas si grave si vous n’êtes pas parfaitement épilée pour aller à ce premier rencard. Et que si vous paniquez comme une dingue à l’idée de ne pas vous être épilée correctement les jambes (on connaît), c’est qu’il y a quand même un truc qui cloche. Un truc au fond de vous qui vous dit que ça ne va pas, que les choses ne sont pas telles qu’elles devraient être, ou plus encore pas telles qu’elles devraient être montrées. D’ailleurs, n’avez-vous jamais ressenti de gêne à exposer votre sexe poilu devant l’esthéticienne de chez Body Minute ? Pas anodin, à notre avis, que même dans un lieu où les femmes viennent pour se faire retirer leurs poils… elles puissent encore trouver à s’excuser d’être un peu trop poilues.

 

Ce qu’il faut en retenir ? Que ça mérite réflexion, cette petite voix en nous qui chuchote. Qui torture. Et ces pubs qui nous emmerdent aussi, jusque dans le métro, pour nous faire comprendre à tout prix qu’il vaut mieux flinguer sa pause déj’ pour se faire épiler le maillot que de s’exposer à la possibilité d’être poilue sur la plage. La question centrale à cette heure semble finalement pouvoir se résumer ainsi : est-il possible d’avoir le choix et si oui à quel prix ? Et si la réappropriation de ces pratiques était ce qu’il y avait de plus urgent ? Et si, enfin, on commençait à se foutre un peu la paix ?