Pourquoi être déconstruit·e, ça n'existe pas
Pinaillons un peu
Rangez vos modes d’emploi IKEA, on va parler socio. Si le terme déconstruction a poussé dans toutes les conversations comme un champignon récemment, on a notre grain de sel à ajouter à la fricassée. Techniquement, personne n’est déconstruit (oui, même votre pote qui fonce en manif’ tous les samedis et vous récite par cœur l'œuvre de Maya Angelou). En réfléchissant à des notions comme le wokefishing ou la pureté militante, on vous récap’ pourquoi la déconstruction n’est pas un trophée à mettre sur une étagère mais plutôt une démarche jamais achevée (et pourquoi c’est très cool comme ça).
Kesako ?
Bon déjà, c’est quoi la déconstruction ? Dans le sens qu’on entend en 2022, c’est le fait de questionner les systèmes de notre société et tout ce qu’on nous a fait passer pour “normal” et “logique” alors que c’est discriminant et problématique. Dans le style norme bien toxique, on a le fait de penser qu’une femme doit forcémment se marier avec un homme et faire plein d’enfants pour être “accomplie” par exemple. Le goal de la déconstruction, c’est donc de virer les discriminations de nos sociétés (racisme, sexisme, validisme, âgisme, LGBTphobie…) en analysant les systèmes qui les entretiennent (colonialisme, patriarcat, capitalisme…) et comment ils impactent nos façons de vivre.
Les risques d'un été figé
On mijote toutes nos vies dans des systèmes oppressifs, donc il est impossible de se débarrasser à 100% de nos biais et ainsi d’être “déconstruit·e” (même si y’a une belle différence entre vous et votre oncle raciste qui se pose même pas la question). Les identifier, les défaire et créer des nouveaux process de pensée est une démarche qui n’est jamais terminée, un peu comme le récurage de la pile d’assiettes sales dans votre évier.
Le problème si on voit la déconstruction comme un état fixe et non comme un mouvement, c’est que ça sous-entend qu’à un moment, le taff est fini. Hop, on se cale dans un transat et on met de l’écran total parce que c’est l’heure de chiller. Sauf que c’est pas un diplôme qui s'obtient après trois ans d'étude, c’est un processus d’éveil et de remise en question constant.
Un autre risque, c’est de scléroser le concept et d’en faire une apparence à adopter plutôt qu’un cheminement aux formes multiples. Parfois dans des milieux engagés, il y a une telle envie de bien faire (qui se comprend) que la déconstruction ne va plus être vue comme une démarche mouvante - avec parfois des erreurs -, mais comme une suite stricte d’attitudes à cocher et de termes à maîtriser nickel chrome, en mode pureté militante.
Si c’est essentiel de pouvoir théoriser nos luttes et mettre des mots précis sur des comportements oppressants ou émancipateurs, ça peut aussi générer une forme de classisme, où des personnes qui n’ont pas ces codes vont être exclues alors qu’elles sont aussi concernées. Par exemple, juger une personne qui pratique du sexe tarifé et se définit comme “pute” en lui expliquant qu’elle devrait se dire “travailleuse du sexe” pArCqUe SiNoN c’EsT iNsUlTaNt, alors qu’elle n’a rien demandé et qu’elle est clairement mieux placée pour en parler.
Il faut bien sûr créer des espaces safe pour les personnes discriminées, tout en essayant de rester ouvert·es sur la forme, pour que des idées nouvelles puissent émerger et renforcer la lutte par leur diversité. Un équilibre bien galère à trouver.
D’ailleurs, c’est pas parce qu’on est bien renseigné·e et qu’on mène des réflexions avancées sur un mécanisme d’oppression qu’on en est au même stade sur tous les sujets. Et c’est complètement ok : chacun·e a ses angles morts et une position qui facilite la compréhension de différents bails (si vous êtes une femme cis, c’est plus facile de comprendre le harcèlement de rue que la dysphorie de genre que peuvent vivre les personnes trans par exemple). Le meilleur move est d’être dans une démarche humble et curieuse en laissant la parole aux discriminé·es, en les écoutant, en comprenant ses privilèges et en sachant reconnaître quand on a merdé.
Pirater le concept via le wokefishing et le washing
Parfois (souvent ?) le concept de déconstruction et ses “incarnations” - anticolonialisme, féminisme…- sont détournés et utilisés pour tromper des personnes discriminées. Comme l’explique cet article bien flippant de Dazed, des hommes sur les applis de rencontre s’inventent des engagements afin de séduire des femmes activistes, ce qui peut donner lieu à un sacré traumatisme.
Dans une vibe tout aussi reloue, des mecs hétéros vont se considérer comme déconstruits parce qu’ils questionnent leur performance du genre en mettant du vernis, ou qu’ils repostent @memepourcoolkidsfeministes, mais ne vont absolument pas réfléchir à des choses plus deep, comme la façon dont ils traitent les femmes qu’ils fréquentent #noncestpasduvécu. Ici, l’idée de déconstruction est utilisée pour explorer des trucs sympas pour eux tout en maintenant les rapports de domination qui les avantagent.
Cette arnaque n’est pas sans rappeler les entreprises qui affichent des idées engagées le temps d’une campagne de pub ou d’un event ponctuel, sans que ces valeurs se retrouvent dans leur fonctionnement en interne. Le Pride Month est un bel exemple de cette pratique : des marques vont mettre des arcs-en-ciel dans leur marketing tout le mois de juin, et le reste de l’année, nada pour la communauté LGBTQIA+.
Une question de love
Se déconstruire, admettre nos comportements problématiques et y consacrer du temps de réflexion, c’est inconfortable. Et oui, l’idée d’une démarche inachevable peut sembler plus décourageante qu’une liste à apprendre par cœur. Mais en plus d’être nécessaire pour une société plus cool, ça vaut clairement le coup. Car c’est l’occasion d’apprendre des trucs passionnants, d’améliorer notre propre vie, et la perspective de grandir et réfléchir à l'infini. Finalement, la déconstruction, c’est aussi l’opportunité de créer des liens plus forts et bienveillants, de construire des nouvelles façons de relationner et d’aimer les autres. Et ça, c’est un projet sympa.
Claire Roussel