Pourquoi la presse féminine est-elle aussi peu politisée ?
Ça parle histoire avec Lucie Barette
Couverture flexible, papier glacé, mannequin taille 34 et recettes pour “avoir les jambes fuselées cet été”... Vous l’aurez reconnu, cet alien mi-madeleine de Proust mi-incarnation flippante du patriarcat n’est autre qu’un magazine de presse féminine, catégorie médiatique de plus en plus critiquée pour son sexisme. Autre élément clé de son identité : le manque de politisation. Parce qu’elle parle peu d’actu sociales ou économiques, et a rarement une approche engagée de ses domaines de prédilection (aka la mode et la beauté) pourtant au cœur des enjeux féministes ou anticolonialistes. Mais d’où vient cette ligne édito qui fait tiquer en 2022 ? Lucie Barette, chercheuse en littérature et en sciences de l'information, décortique le phénomène dans Corset de Papier, une histoire de la presse féminine. Ce chouette bouquin nous a donné envie de lui poser quelques questions pour comprendre, via l’histoire, les magazines qui ont pavé notre adolescence.
Comment en est-on arrivé·es là ?
Le saviez-vous : comme l’explique Lucie dans Corset de Papier, après la Révolution Française les journaux qui voulaient parler politique devaient verser une caution, encaissée par le gouvernement s'il n’aimait pas ce qui était imprimé. Un peu comme la caution de votre appart si vous faites un trou dans un mur, sauf que là ça sert à pratiquer la censure de la presse par la filtration économique #ambiance. Et même si une femme avait cet argent, « c‘était interdit pour les femmes d’être directrices de publication, elles n’avaient pas le droit de diriger des entreprises » indique Lucie.
Seule solution donc pour lancer un journal à elles : trouver un paquet de thunes ET un prête-nom - un mec directeur du journal sur le papier mais qui laisse ses employées décider de leur ligne éditoriale. Sauf que toujours pas, car leur média sera considéré comme de la presse spécialisée, qui n’a pas le droit d’être cautionnée… et donc d’être ouvertement politisée.
Ajoutons que la société du XIXème est méga misogyne : peu importe que les femmes participent activement aux révolutions françaises, elles sont considérées, socialement et légalement, comme des mineures éternelles, qui doivent rester sous la tutelle de leurs maris, et se cantonner à la sphère privée. Ça pouvait partir loin : « Pour des moments (très brefs) le long du siècle, les réunions de plus de cinq femmes dans l’espace public étaient interdites ». Au calme. Pas facile dans ce contexte de décider d’être journaliste, et encore moins d’écrire sur des sujets accaparés par des hommes flippés de céder une demi-miette de pouvoir.
Du coup, les médias alimentés par des femmes se retranchent sur des sujets plus “intimes” auxquels on accorde rarement une dimension politique.
Pour ne rien arranger, vers les années 1850, on pense à un nouveau modèle de presse : « Il y a toujours eu cette idée de crise de la presse qui ne serait pas rentable, qu’on a besoin de rentabiliser… Mais c’est un choix qu’on peut tout à fait questionner. C'est-à-dire qu'on pourrait tout à fait considérer que l’information est un service public et n’a pas à être rentable », fait remarquer Lucie. Il s’avère que la presse dite féminine est la seule rentable de son époque, vu que de nombreuses femmes la lisent faute d’être représentées ailleurs. Ça attire massivement les annonceurs vers ce secteur, donnant petit à petit le business model des magazines qu’on connaît aujourd’hui où une page sur trois est une pub mode ou make-up. En plus de limiter cette presse à certains sujets, ça n’aide clairement pas à porter un regard critique sur des industries problématiques.
Ce combo politique, social et économique post-Révolution pose les origines de la presse “féminine” qui a marqué notre adolescence, avec son lot de conséquences toxiques : une assignation du genre féminin à des centre d’intérêts restreints et méprisés par les élites, et une vision capitaliste et sexiste des corps féminisés… youpi.
Le féminin est politique
Dans cette atmosphère patriarcale étouffante, il y a quand même des bouffées d’oxygène : la presse féminine n’a jamais été complètement dépolitisée, comme le rappelle Lucie : « L'appareil légal du XIXe a effectivement empêché la parole politique stricte. Pour autant, dès le début, il y a eu des tactiques de contournement de cet appareil judiciaire. Et ça ne veut pas dire que les femmes se sont désintéressées de la politique. Elles se sont toujours intéressées à la politique puisque ça traverse nos vies. En revanche, je crois que c’est notre propre définition de ce qu’est la politique qui est à repenser, puisqu’on considère que l'éducation des enfants, le bien être au foyer etc ne sont pas politiques. Or, bien sûr que si. »
Côté titres actuels, les jeunes générations de journalistes et #metoo ont politisé certaines lignes édito. Mais la frontière entre engagements réels et féminisme washing est souvent piétinée dans les pages de papier glacé. Obviously, discuter mode, maquillage ou tout sujet - bêtement - genré pour les meufs est compatible avec le féminisme. On le fait tout le temps ici et ça peut même être des outils de lutte.
Mais beaucoup de magazines en profitent pour se donner une image engagée qui matche avec 2022, tout en entretenant des injonctions sexistes pour mettre bien leurs annonceurs. Lucie évoque l’exemple d’un mensuel qui prétend faire un dossier sur le “power make-up”, pour en fait “avoir un teint juvénile et paraître 5 ans de moins”... On n'est pas sorties des ronces. Il y a tout de même un truc qui nous fait kiffer : l'émergence d’un nouveau type de média, qui oui, porte les voix des femmes et des minorités de genre, mais éclate les diktats entretenus par la presse “féminine” en proposant des visions plurielles et en rejetant les injonctions. Ça donne des revues féministes et artistiques comme Gaze - on parlait avec sa fondatrice ici - La Déferlante - publication post #metoo consacrée aux luttes féministes et au genre, ou des magazines engagés à la Censored.
Ces beaux titres print sont accompagnés par une myriade de pure players engagés, auxquels on apporte notre humble contribution #autopromohello. En fait, en voyant ces nouveautés médiatiques et la lente déconstruction des stéréotypes, on se dit que dans 10 ans, le terme “presse féminine” ne catégorisera peut-être plus grand chose. Qu’on pourra parler de mode, d’art, de politique ou d’engagement comme on veut, à travers des paroles diverses et conscientes des enjeux sociaux, sans que ça soit inhabituel. Et en attendant ce futur sympathique, on forge nos consciences avec des livres comme celui de Lucie.
Claire Roussel