Encore un mot compliqué

 

La mode des bullet journals a déferlé sur nous dans les années 2010 avec la promesse d’être un mélange d’agenda papier et de journal intime. Avec les petits dessins trop mimis et la possibilité de les personnaliser à balle, on s’est mis à faire des moodboards sur Pinterest, à regarder des tutos et à choisir solennellement le carnet qu’on allait utiliser. Avec l’onglet « tracker », on a soudainement eu la possibilité de suivre (tracker) tous nos faits et gestes. Le nombre de livres lus dans l’année et leur note, nos différentes humeurs selon les jours, les petites habitudes qu’on a voulu mettre en place. Bref, avec des coloriages et quelques gribouillis on pouvait enfin concrètement évaluer une certaine forme de productivité.

 

Si la mode des « bujos » est passée au second plan, persistant sur des chaînes YouTube obscures ou des TikToks sautant l’algorithme, le quantified-self, lui, s’est de plus en plus installé. Il concerne la mesure et quantification de tous les aspects de la vie quotidienne. Pour cela on peut utiliser des petits carnets comme votre bujo caché dans votre étagère ou alors, pour les plus techniques, des applications ou des appareils dits smart portables (comme les montres intelligentes). L’idée c’est de pouvoir accumuler le plus rapidement et facilement des données sur soi.

Qu’est-ce que ça nous apporte ?

 

On ne va pas se mentir, c’est surtout un truc de techos. Et comme d’hab, malheureusement, un truc de mecs. Ce qui est donc le plus valorisé et recherché avec cette course aux données c’est l’évaluation de ses compétences. On tombe très rapidement sur des sites Internet qui poussent le QS comme un outil pour trouver ses « faiblesses » et ses « forces ». L’idée derrière tout ça c’est d’améliorer sa productivité, la gestion de son temps et même sa santé si on pousse un peu plus loin.

 

Ce système de pensée peut être très efficace et même une avancée quand il s’agit de se placer d’un point de vue médical. En comptant et quantifiant certaines de vos habitudes et en apportant vos statistiques à votre docteur·e, il sera probablement plus facile de comprendre ce qui va mal ou de voir si, justement, quelque chose va mal. Il en va de même pour un suivi de santé mentale. Si, par exemple, vous pensez souffrir d’un trouble dysphorique prémenstruel (troubles dépressifs liés à vos PMS), la manière la plus efficace est de bien compter et noter quels sont les jours où vous vous sentez au plus bas et la différence avec le début de votre cycle. La plupart des psychologues et psychiatres donnent d’ailleurs des exercices à leurs patient·es entre chaque séance. Des exercices qui ressemblent beaucoup à ce qui rentre aujourd’hui dans le quantified-self.

Pourquoi c’est un peu chelou

 

Si ça peut nous aider à prendre soin de nous et même parfois à nous délaisser d’un peu de charge mentale, nous on dit merci ✹. Ce qui est plus inquiétant, c’est la communauté un peu radicale du QS, notamment aux États-Unis. Si vous ne vous êtes jamais posé la question, dites-vous que si ça existe, alors ça peut probablement être quantifié. Sur ce site par exemple, vous pourrez retrouver 19 outils pour quantifier tout et n’importe quoi : les podcasts que vous écoutez, les tâches effectuées, les lieux où vous vous êtes rendu·e et plus encore. Ils sont classés en 3 catégories : self-tracking, self-monitoring et self-quantification et la plupart du champ lexical de ce sites et autres similaires font appel à la « conquête », au « pouvoir » ou à la « meilleure version de soi-même ». Spoiler alert : ça sent un peu le red flag.

 

Le problème avec les chiffres quand on parle de personnes et d’émotions c’est que, certes, ils peuvent nous aider à améliorer certains aspects de notre vie mais ils peuvent aussi complètement bousiller notre santé mentale. Tout à l’école ou au travail est déjà tourné vers les performances, si on laisse rentrer trop massivement des outils de mesure dans notre quotidien, alors on peut vite tourner toc-toc-robot. Prenons l’IMC, par exemple, un chiffre issu soi-disant d’un calcul scientifique qui pourrait nous dire si nous sommes en bonne santé ou non. Attention à la fausse route : ce n’est pas ce chiffre qui nous adoube comme personne en bonne santé ou non, c’est notre réel état de santé qui doit être écouté. De plus en plus de personnes vivent obsédées par des chiffres qui n’ont ni empathie ni nuances. Pire encore, la plupart des barèmes ont été mis en place sur des modèles qui souvent ne nous ressemblent même pas ou ne sont pas atteignables.

 

Alors, on essaie de faire des petites pauses de ce tourbillon de chiffres. On se concentre sur l’autrice du dernier livre qu’on a lu et son parcours de vie plutôt que son ranking dans votre classement annuel. On se fait confiance et on accepte que parfois, en fait, y’a juste des vibes.