Badass woman : le mythe de Cassandre
Pour toutes celles qu’on n’a pas cru
Dans la mythologie grecque, la princesse Cassandre reçoit d’Apollon le pouvoir de prédire l’avenir en échange de ses faveurs... sauf qu’elle refuse. Vexé comme un Incel des temps anciens, il la condamne à n’être jamais cru de personne. Elle aura beau prédire le cheval de Troie (pour ne citer que ça), personne ne l’écoutera jamais. Cassandre, c’est toutes les femmes qu’on traite encore aujourd’hui de menteuses (“Je le connais, il ne ferait jamais ça”), qu’on prive de recours en justice (“En même temps, vous aviez bu”), et dont on minimise les douleurs (“C’est normal d’avoir mal pendant ses règles. L’endrométri-quoi ?”).
Ca faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu parler de ce personnage, jusqu’à la pièce de théâtre créée par Julie Lerat-Gersant et Charline Porrone avec le théâtre de la Poudrerie et La Piccola Familia.
Ça a commencé par une commande de la commune de Sevran : “On aimerait récolter les témoignages de nos habitant·e·s et en faire quelque chose”. Alors Julie a recueilli les témoignages, et ce quelque chose est devenu une réécriture moderne du mythe de Cassandre, pour porter la parole des femmes qu’on n’écoute pas, qu’on ne croit pas, qu’on fait taire. Beaucoup d’anonymes, quelques voix connues (on vous a mis un extrait de la pièce à la fin de cet article).
Tout ça, ça nous a pas mal fait réfléchir à l’actualité. Qui sont les nouvelles Cassandre ? Qui sont celles qui portent la vérité et qu’on refuse d’écouter, qu’on bâillonne ? On a tout de suite pensé aux victimes de Polanski, balayées à coups de Césars. Et à Aïssa Maïga, critiquée pour “le malaise” qu’elle a créé lors de la cérémonie : si vous êtes mal à l’aise quand quelqu’un affiche la vérité, c’est que le problème vient de vous.
On a aussi pensé à Hoshi, harcelée depuis qu’elle a affiché son homosexualité, Instagram qui n’a rien fait, n’a bloqué personne, ni censuré des propos haineux (trop occupé à supprimer des tétons féminins et des femmes grosses), et tous ces gens qui osent encore dire que “l’homophobie n’existe plus en France, arrêtez de faire vos victimes”. La. Preuve. Again.
On pense encore à Greta Thunberg, que certaines personnes osent encore réduire à l’image d’une gamine hystérique et à côté de la plaque (poke Trump). Un peu plus loin dans l’actualité (tiens, étonnant, on ne l’entend plus) : Assa Traoré, militante antiraciste qui lutte pour que la vérité soit fait sur la mort de son frère, des suites d’une arrestation par la gendarmerie.
A ces battantes, on aimerait aussi ajouter toutes les femmes qui portent le voile, et qui assistent impuissantes au débat sur LEUR voile, mais SANS elles. Un sujet nécrosé par les présupposés, à force d’en éloigner les principales concernées. “Vous savez, c’est notre choix de porter le voile…” “NON c’est faux, on vous l’impose !”. Ah... de la même manière qu’on leur impose cette contre-vérité du coup ?
Enfin, on pense à la culture française, celle qu’on oublie. L’Aigle noir de Barbara, qu’on entend en boucle sans forcément savoir qu’elle parle de l’inceste commis par son père. Ou Camille Claudel, collaboratrice et maîtresse du sculpteur Rodin, qui terminera ses jours dans l’anonymat d’un hôpital psychiatrique.
Les Cassandre sont partout, encore aujourd’hui. Ce sont vos sœurs, vos collègues, vos nièces, vos amies, vous-même. Alors croyez les femmes qui vous rapportent des faits de violence, écoutez-les, ne mettez pas leur parole en doute. Ne vous levez pas et ne vous barrez pas, restez pour elles.
Extrait de Cassandre, pièce de théâtre itinérante par Julie Lerat-Gersant et Charline Porrone
Témoignage d’une femme nommée Cassandre, aujourd’hui, joué par Laurianne Baudouin
Je cherche du boulot. Depuis deux ans. Je bossais à l’entreprise KADECO mais là, fini. C’est pire que le bagne là-bas je vais vous dire. Le boss, les filles elles l’appellent Apollon tellement qu’il est beau, une gueule d’ange, mais faut faire gaffe… Il m’a fait venir dans son bureau dès le deuxième jour de ma période d’essai. Il m’a dit : « Putain tu me plais toi, je te prend à Kadeko, je te signe ton contrat direct. Un super poste que tu pouvais pas rêver mieux. Tu me retournes la tête et le corps avec tes jambettes ». Moi, je vais vous dire, j’en menais pas large. J’ai fait un grand sourire, je voulais le contrat, vous savez comment c’est ici, pour trouver du boulot.
Il a signé mon contrat, il était bloqué, ça je savais : contrat signé, contrat signé. Mais moi, quand j’ai eu mon papier, bien sûr que j’ai pas couché, j’suis pas une fille comme ça. Et lui ça l’a rendu dingue... Il m’a balancé le contrat, je vous jure, il est devenu fou. Il m’a dit « J’vais t’pourrir toi, j’vais t’pourrir ! Je vais passer trois coups de fil et t’es bonne pour changer de ville ! ». Et le lendemain, quand je suis arrivée pour bosser, les filles elles me regardaient d’un sale oeil, la secrétaire elle m’a demandé mon nom, comme si elle m’avait jamais vu. Ignorance totale. Du jour au lendemain, plus personne me parlait.
Un jour, j’ai demandé à parler à la DRH. Je me suis dit « Allez, je lui balance tout quitte à perdre le job ». Vous voyez, j’en pouvais plus, et la vieille elle m’a pas crue. Elle m’a dit : « Holala ! Voyez avec Pole Emploi, démissionnez. Nous on va pas vous renvoyer. Vous voulez quoi ? Un parachute doré ? On n’est pas à Matignon hein. »
À Pole Emploi, la conseillère a trouvé un rapport de plainte dans mon historique. Ma mère elle est furieuse, elle me dit : « T’as pas été réglo avec le boss, il connaît du monde sur la commune tu l’sais. Il t’as jeté le mauvais oeil ton Apollon ».
Ça fait deux ans. Dès que j’essaye de joindre quelqu’un pour m’aider, on me dit que c’est de ma faute, que j’ai fait une faute professionnelle. Partout où je cherche du boulot j’entend : « Oh c’est la fille qui cherche l’embrouille ». Les gens ils disent que j’affabule mais j’affabule pas, je connaissais même pas le mot…
Je leur ai dit aux filles à Kadeko : si on laisse Apollon comme ça au poste du haut, dans quelques années, je le sais, je le vois, ça va mal finir, ça va partir. Kadeko ça va sauter. Vous le voyez ? Le drame ? Vous le voyez pas arriver ? Elles m’écoutent pas, elles rient les mouettes entre elles, « C’est la folle d’Apollon » qu’elle disent.