Garder son calme pour gagner un débat est une injonction franchement nulle
n’écoutez pas Gérald Darmanin
« Si tu t'énerves, t’as plus de crédibilité ». Vous avez peut-être déjà entendu - ou prononcé - cette sentence entre deux plateaux télés et une contre-soirée cuisine, là où la joute verbale au taquet est devenu sport national. Mais en quoi exprimer des émotions dans un débat serait forcément la preuve qu’on a tort ? Qui bénéficie de cette idée reçue ? On a presque gardé notre calme pour vous filer quelques pistes de réflexion sur le sujet - pas forcément à dégainer au prochain débat.
L’INCITATION AU CALME : UNE ARME DE GROS MASCU ?
Associer les émotions au fait d’avoir tort et d’être irrationnel·le est une idée misogyne. Déjà, rien ne prouve que ressentir des choses nous empêche de construire des raisonnements logiques, sinon l’humanité serait bien barrée.
Mais depuis la Renaissance, on a tendance à dire qu’émotion et logique sont deux choses incompatibles, et que les hommes sont plus logiques et les femmes plus émotives. Quelle coïncidence... Et comme tout ce qui est - bêtement - associé au masculin, le calme apparent est survalorisé au détriment d’autres qualités. On pourrait se dire qu’en 2022, cette vision est complètement périmée. Mais quand on voit que pour pas mal de monde, la victoire dans un débat se base sur la forme et pas sur le fond, c’est bien que cette vision binaire nous colle aux basques.
S’énerver durant un discours n’a rien à voir avec le fait qu’il soit factuel ou non. Surtout si on nous pose une question violente et stupide (« Mais tu penses pas que cette victime de viol l’a cherché ? »). Quand on voit les militant·es féministes ou antiracistes qui passent un temps fou à sourcer leurs discours engagés, pour devoir les répéter 60 fois à des personnes qui vont choisir de les ignorer parce que ça les saoule, on peut comprendre que le mood soit à l'exaspération.
Autre mécanisme relou : les personnes minorisées, en particulier les femmes et les femmes racisées, sont qualifiées de colériques beaucoup plus rapidement que les hommes blancs. Un haussement de voix, une manifestation d’émotion… et ça dégaine la carte “hystérie” pour décrédibiliser le fond d’un discours. Gérald Darmanin a parfaitement incarné ce mécanisme sur BFMTV, quand la journaliste Apolline de Malherbe l’a confronté aux chiffres de son propre ministère, qui démontraient qu’il ne faisait rien contre les violences patriarcales. Face à ces questions factuelles, le ministre de l’Intérieur a convoqué tout son sexisme pour répondre « Calmez-vous Madame, ça va bien se passer »... Originaire des milieux masculinistes, cette réponse méprisante veut shamer une question qui défie l'ordre établi, en utilisant les préjugés sur la colère #classiquemacho.
Donc est-ce qu’on prendrait pas un peu de recul sur cette approche superficielle, misogyne et soutenue par des doubles standards discriminants, pour plutôt écouter réellement les personnes discriminées en se concentrant sur le fond de leur propos ?
LE MYTHE DE L'OBJECTIVITÉ
Une idée souvent liée au calme est celle de la neutralité, de l’objectivité. Aka le fait de ne pas être affecté·e par un sujet et donc d’être plus à même d’en parler. Mais c’est très bullshit : que ça soit au niveau des émotions ou de la position de laquelle on parle, la neutralité impec’, ça n’existe pas. Parce que toustes les humain·es parlent d’un point de vue situé.
Nos sociétés reposent sur des systèmes de domination variés (patriarcat, capitalisme, colonialisme), et chaque personne se situe à des endroits différents selon son genre, sa classe, sa race sociale, son orientation… Notre position, nos privilèges ou nos oppressions ne nous extraient pas de ces rapports de domination, on les perçoit juste différemment. Et les perceptions des dominant·es étant considérées comme plus légitimes, ça n’aide pas aux débats équitables pour les minorités. Donc la vraie honnêteté intellectuelle, c’est of course de se renseigner, de partager ses sources et des statistiques au max, mais aussi d’assumer de quel point de vue on parle. D'être transparent·e sur nos biais, nos expertises, nos expériences et nos méconnaissances (1).
Et au final, c’est parfois même flippant d’entendre des appels au calme quand on parle de problèmes urgents et sous-estimés, genre le réchauffement climatique. Sur ce sujet, on adore le taff de Salomé Saqué, qui explique dans cette vidéo que son engagement n’impacte pas sa déontologie journalistique.
AU FOND, A QUOI SERT UN DÉBAT ?
Être touché·e par un sujet au niveau pratique ou émotionnel et le montrer n’a rien d’intellectuellement décrédibilisant en soi. C’est juste que dans une perception sexiste, superficielle et pas très empathique du débat, “ça la fout mal”.
By the way, est ce qu’on peut revenir sur ce fameux concept de débat ? En 2022, c’est généralement deux personnes qui ne discutent pas, mais qui essayent à tout prix de se convaincre l’une l’autre. On pourrait même dire que parfois, elles n’en ont rien à faire de la partie d’en face, et veulent juste gagner sur la forme pour influencer les gens qui assistent au clash. Utile pour défendre une idéologie, mais pas tant pour réfléchir for real.
Du coup, question : les personnes privilégiées qui réclament le débat h24 ont-elles vraiment envie de cogiter et de donner à leur public des ref’ sur un problème ? Ou est-ce un moyen de mettre des personnes minorisées dans un contexte stressant qui va accaparer leur temps et leur énergie ? Vous avez 4 heures.
Alors c’est pas toujours le cas, mais le débat, quand il est imposé et dans un contexte inapproprié - vous sirotez un cocktail avec vos potes quand on exige soudain un exposé sur votre engagement et les traumas qui l’ont motivé - c’est vraiment relou. Et en plus, il faudrait que vous restiez zen face à quelqu’un qui se fout potentiellement de vos idées #onaqueçaàfaire. Jean-Edouard se pose 250 questions sur le féminisme intersectionnel ? Filez-lui une liste de livres, podcasts ou séries à checker sans discuter, et laissez-le se débrouiller. Là, on verra s'il a vraiment envie de réfléchir.
(1) En parlant de sources, on vous conseille le mini livre Pour l’intersectionnalité de Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz, qui démontent l’idée d’objectivité parfaite dans la recherche universitaire.
Claire Roussel